Le débat est ouvert
Article de Martine Otter publié dans la Lettre d’ADELI n°116, de juillet 2019.
Résumé :
À la fois consommateur d’énergie et optimiseur de ressources, le numérique est-il bon ou mauvais pour la planète ? Les avis sont partagés suivant que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. Comme toute technologie, il peut servir au pire ou au meilleur, suivant le niveau de responsabilité de ses créateurs et de prise de conscience de ses utilisateurs.
Beaucoup s’interrogent sur les possibilités de convergence entre transition numérique et transition écologique. Plusieurs rapports et livres blancs ont été publiés sur ce sujet, présentant à la fois la difficulté de ce rapprochement et sa nécessité, face à l’urgence climatique* . Le potentiel d’optimisation permis par le numérique et l’analyse des masses de données disponibles y est présenté tout autant que les risques induits par un développement non maîtrisé.
ADELI a publié régulièrement des articles sur ce sujet : ainsi la Lettre 83 du printemps 2011 était consacrée à l’informatique verte dont Alain Coulon nous rappelait la définition. Laurent Hanaud y présentait la norme ISO 14 000 et son application aux data center et j’attirais l’attention des lecteurs sur les risques liés à une non maîtrise de la durée de vie des supports informatiques.
*1 Livre blanc « numérique et environnement » publié par l’Institut du développement durable et des relations internationales (ladre)
http://fing.org/IMG/pdf/Livre_blanc_numerique_environnement_livreblancecolonum.pdf
DÉVELOPPEMENT DURABLE
Petit rappel des composantes du développement durable
Lors de l’assemblée générale ADELI 2006, Ludovic Caussin et Didier Dussard avaient animé une conférence-débat sur « développement durable et système d’information ». On n’était pas encore passé à l’ère du « numérique » mais les questions du rapport entre technologie et développement se posaient déjà.
La notion de « développement durable a été définie dans le rapport Brundtland, publié en 1987, comme « le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
Il convient de rappeler les trois préoccupations du développement durable que sont l’écologique, l’économique et le social. Le développement n’est réputé durable que lorsqu’elles sont réunies.
Ceci est résumé dans le schéma désormais classique que nous avait présenté Mérylle Aubrun en 2008 (voir le contenu dans la Lettre d’ADELI n°73 d’automne 2008) :
Un développement qui associe l’économique et le social est équitable.
Un développement qui associe l’économique et l’environnemental est viable.
Un développement qui associe le social et l’environnemental est vivable.
Un développement équitable, viable et vivable est réputé durable.
Nous nous poserons donc
successivement les trois questions :
- Le numérique contribue-t-il au développement économique ?
- Le numérique contribue-t-il au développement social et à la responsabilité sociale des entreprises ?
- Le numérique contribue-t-il à la transition écologique ?
Les ministères en charge de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’aménagement du territoire n’ont pas manqué de s’intéresser aux interactions entre le numérique et le développement durable.
Le rapport « TIC et développement durable » de décembre 2008, posait nombre de questions qui restent d’actualité.
Rappelons-en les 4 grands constats :
Globalement, les TIC ont un apport positif pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre (équivalents CO2) avec plus particulièrement des gains probants à venir dans les secteurs du transport et du bâtiment.
La consommation électrique liée aux TIC augmente à un rythme soutenu d’environ 10 % par an sur les dix dernières années.
La consommation énergétique est loin d’être optimisée et recèle ainsi des potentiels de réduction importants.
Enfin la filière de récupération et de traitement des déchets n’est pas au niveau d’efficacité voulu.
NUMÉRIQUE ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE
Le premier volet est le moins contestable : le développement économique passe par le numérique, qui est considéré comme la troisième révolution industrielle.
Meilleure réactivité et mobilité permettraient des gains de productivité de l’ordre du facteur 5, 6 voire 7 (cf. OCDE.).
Le développement économique permis par le numérique emprunte des voies diverses, liés à la création de nouveaux biens et services :
- équipement en matériel numérique des individus et des entreprises ;
- infrastuctures réseaux ;
- développement d’applications mobiles ;
- commerce électronique ;
- médias et contenus en ligne ;
- plateformes d’intermédiation.
Figure 2 : Les acteurs de l’économie numérique – Source : https://www.entreprises.gouv.fr/observatoire-du-numerique/economie-numerique
Création d’emplois et chiffre d’affaires induit sont toutefois difficilement chiffrables du fait que le numérique s’empare progressivement de l’ensemble des secteurs de l’économie. Faut-il attribuer le développement économique d’une activité au numérique dès lors qu’elle utilise des moyens informatiques, robotiques ou des algorithmes d’intelligence artificielle ? C’est comme si on distinguait la part du développement économique liée à l’utilisation de l’électricité.
NUMÉRIQUE ET RESPONSABILITÉ SOCIALE
Le numérique est-il facteur d’inégalité. Détruit-il des emplois ? Précarise-t-il une partie des travailleurs ?
La fracture numérique semble s’accroître au fur et à mesure que certains s’évertuent à la combler. Et, contrairement à certaines idées reçues, elle ne sépare pas les générations, jeunes agiles et vieux impotants, mais les classes sociales, élites bien éduquées et exclus de la formation (cf. https://journals.openedition.org/sociologies/3333). Intégration sociale et intégration numérique semblent effectivement fortement corrélées.
Plutôt que de parler de fracture numérique, certains suggèrent d’employer plutôt le terme d’inégalités, tant il peut exister de niveaux différents de compétences et d’appropriation des usages du numérique (cf. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2009-1-page-45.htm). Les inégalités ne résultent effectivement pas seulement de l’accès à un équipement et à une connexion, mais tout autant des connaissances et compétences cognitives nécessaires.
Figure 3 : Intégration et exclusion sociales, intégration et exclusion « numériques » publié dans la revue http://journals.openedition.org/sociologies/3333 sous licence Creative Commons
L’illettrisme numérique touche 17% des Français #insee #illettrismenumérique #illectronisme #Internet @ppc https://t.co/WyxiW9JviC
— massiot geek (@massiotgeek) 31 octobre 2019
« L’illectronisme », ce qui est au numérique ce que l’illetrisme est à l’écrit, toucherait même 21% des soi-disants « digital natives » (Voir l’enquête du CSA sur l’illectronisme : https://www.csa.eu/fr/survey/l-illectronisme-en-france), qui peuvent renoncer à une démarche administrative parce qu’il faut utiliser Internet. Et curieusement ces « abandonistes » seraient aussi – voire plus – équipés que la moyenne des Français… L’usage des équipements numériques pose des difficultés à beaucoup. Encore une marge d’amélioration pour l’ergonomie.
N’oublions pas que la performance sociale des services numériques passe par leur accessibilité, qui n’est pas toujours au rendez-vous. Il est indéniable que l’utilisation d’un smartphone et plus généralement des outils numériques peut faciliter la vie des mal-voyants et non-voyants en leur donnant accès à des informations qui leur étaient jusqu’alors invisibles. Mais, comme pour l’ensemble de la population, cela ne touche que ceux d’entre eux qui sont capables de cet effort d’adaptation.
À l’inverse les gains de productivité permis par le numérique ont permis de relocaliser certaines activités qui avaient été délocalisées dans des pays où le coût de main d’œuvre procurait un avantage concurrentiel.
Et, via e-learning et MOOC, le numérique permet également la diffusion des connaissances, améliorant l’employabilité de ceux qui ont déjà atteint un niveau suffisant d’inclusion numérique…
Le rapport d’activité 2018 de France Stratégie énonce les bénéfices attendus d’une meilleure autonomie numérique, que ce soit pour l’économie, l’emploi et la formation, la relation avec les services publics et plus généralement l’inclusion sociale (https://www.strategie.gouv.fr/publications/benefices-dune-meilleure-autonomie-numerique).
Référentiels normatifs pour la RSE
Le volet sociétal du développement durable est traité dans la norme ISO 26000 « lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale ». Cette norme énonce un ensemble de recommandations mais ne donne pas lieu à certification, ayant sur ce sujet du faire face à la résistance de plusieurs pays dont la maturité sociale laissait à désirer… Plusieurs labellisations ont toutefois été mises en place sur la base de l’ISO 26000, permettant aux entreprises qui le souhaitent de faire reconnaître l’existence de leur démarche responsable. Il est à déplorer comme pour beaucoup d’autres normes d’intérêt public, que celle-ci doive être acquise pour la modique somme de 198 francs suisses… et que les bonnes pratiques qui y sont énoncées restent de ce fait assez confidentielles.
Depuis 2010 les entreprises françaises de plus de 500 salariés sont tenues de présenter un reporting annuel RSE.
NUMÉRIQUE ET ENVIRONNEMENT
Discours alarmistes et optimistes se succèdent, tant ce sujet est complexe.
D’un côté le numérique consomme beaucoup d’énergie, car malgré les apparences le numérique n’est pas immatériel et, pour circuler, les données ont besoin de supports physiques. On parle de « pollution numérique ».
En contrepartie, le numérique permet de réduire la consommation d’énergie par l’optimisation des transports et des déplacements.
Télétravail, réunions à distance et e-commerce limitent les déplacements individuels et la consommation d’énergie qui en découle.
La troisième révolution industrielle, «jonction de la communication par Internet et des énergies renouvelables», permise par le développement des technologies de l’information et de la communication serait même, selon Jeremy Rifkin, la seule voie possible dans la lutte contre le réchauffement climatique, grâce à une production d’énergie décentralisée, « décarbonée ».
L’énergie renouvelable ce sont l’éolien et le solaire, appelés à remplacer les énergies fossiles. La distribution de l’énergie pourrait être optimisée grâce à l’Internet des objets et ses multiples capteurs et à la blockchain chargée d’assurer la sécurité des échanges. Les villes « intelligentes » et les voitures électriques contribuent à l’économie d’énergie. La transition énergétique pour se réaliser a besoin des technologies numériques.
Tout cela ne se met pas en place facilement et Jeremy Rifkin est considéré par beaucoup comme un doux rêveur.
La technologie permet en effet théoriquement bon nombre d’optimisations qui restent des vœux pieux, faute de volonté politique.
Big data et intelligence artificielle ont certes la capacité à optimiser les ressources. Luc Julia, dans son ouvrage « l’intelligence artificielle n’existe pas », donne l’exemple des camions que l’on pourrait ne pas faire « rouler à moitié vides » ou encore celui de la régulation des arrosages grâce au calcul fin du besoin en eau de chaque arbre d’une plantation d’oliviers. Il pointe également le fait que les objets connectés ne sont, la plupart du temps, connectés qu’à eux-mêmes (et à votre smartphone) et ne participent pas encore à cette optimisation.
Deux mouvements complémentaires sont donc à l’œuvre :
- Le green-IT dont l’objectif est de réduire l’impact environnemental des technologies numériques et de leur usage ;
- L’IT for green qui met les technologies numériques au service de l’environnement pour analyser les problèmes et y apporter des solutions.
La démarche green-IT
Le green-IT c’est « l’ensemble des méthodes, logiciels, matériels, services et processus informatiques qui réduisent l’impact de l’informatique sur l’environnement par une démarche éco‐ responsable et réduisent le budget de la DSI ».
Green IT, le collectif qui veut réduire la pollution numérique https://t.co/uqCU8QrrWV via @lemondefr
— Martine OTTER (@MartineOtter) 19 mai 2019
Des préconisations ont été publiées sur l’écoconception des matériels et logiciels et le recyclage des matériels. Le référentiel d’écoconception Web présente 115 bonnes pratiques. Sa lecture m’a permis de prendre conscience du phénomène d’obésité de certaines pages Web, désigné par le doux vocable de « gras numérique », y compris du site d’ADELI et de chercher le moyen d’y remédier.
Extrait de l’introduction du référentiel d’écoconception Web :
L’empreinte environnementale du Web est difficile à calculer car certaines données manquent, notamment les impacts associés au cœur du réseau : câbles sous-marins, stations de base radio et satellites. Cependant, pour vous donner un ordre de grandeur14, nous avons tenté l’exercice à partir de li’nventaire ci-dessus en prenant en compte la fabrication des infrastructures, des équipements et leur utilisation.
En tenant compte de la durée de vie des infrastructures et des équipements, l’empreinte15 annuelle mondiale du Web c’est-à-dire de l’Internet, des terminaux, objets « intelligents » et serveurs qui y sont connectés, serait au minimum de :
1 500 TWh d’électricité, soit environ 215 millions de Français (3 fois la France) ;
1 500 tonnes équivalent CO2, soit environ 150 millions de Français (2 fois la France) ;
7,8 milliards de m3 d’eau, soit 145 millions de Français (2 fois la France).
Figure 4 : exemple d’analyse environnementale effectuée avec ecoindex.fr
Il existe en France un label « entreprise numérique responsable », encore peu connu. Au niveau européen un écolabel serait en cours d’élaboration mais tarde à se mettre en place.
Notons qu’en France l’obsolescence programmée est un délit (article L. 441-2 du Code de la consommation) puni d’une peine de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 € d’amende, pouvant être porté à 5% du Chiffre d’affaires moyen annuel des 3 dernières années précédant les faits. Même si cela est difficile à prouver cela donne des moyens d’action aux associations de consommateurs…
CONCLUSION
Les usages du numérique peuvent aussi bien augmenter notre empreinte écologique que la réduire, suivant les décisions politiques et le comportement plus ou moins responsable des pouvoirs publics, des entreprises et des consommateurs.
Des bonnes pratiques sont identifiées. D’autres seront développées et mises à l’épreuve de la pratique. Reste à les appliquer, les faire connaître et convaincre les sceptiques de les appliquer… en s’appuyant si nécessaire sur un cadre législatif plus contraignant, sur le modèle du RGPD.